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Longitude 57 Est

Repas mauricien

Cher lecteur, Norbert avait grandi  à Tamarin, sur la côte ouest de l’île. Après son départ pour l’université, en France, ses parents avaient  décidé de transformer la demeure familiale en villa de vacances pour touristes. C’était une maison coloniale bâtie à la fin du siècle dernier. Elle avait beaucoup d’allure et les visiteurs en repartaient toujours charmés si l’on se fie aux commentaires laissés dans le registre des invités. La photo de  Depardieu posant avec les propriétaires était accrochée dans le vestibule, et constituait le sceau d’approbation qui rassurait le voyageur sur la justesse de son choix.

La maîtresse de maison offrait seulement le petit-déjeûner mais s’assurait que les placards ou comme on le dit ici, les buffets, étaient pourvus de nourriture à tout moment.  Il était cependant habituel d’offrir un repas de bienvenue le premier soir, car les invités étaient souvent affectés par  la fatigue d’un long voyage. Cela leur donnait  un coup de pouce bienvenu, comme il leur fallait un peu de temps pour se familiariser avec les environs avant de s’organiser pour les repas du soir.

Ludivine avait par avance opté pour la salade de marlin fumé en entrée, le bouillon de poisson, servi avec du riz, en plat principal et le sorbet de mangue maison, en dessert. La propriétaire lui  avait semblé très chaleureuse et  sympathique. Elle avait tout de suite insisté pour qu’elle l’appelle par son prénom, Michaella,  et lui donna une foule de détails dont elle ne savait que faire à propos du poisson qui serait servi au repas. Michaella annonça aussi qu’elles seraient rejointes par son fils, Norbert, revenu de France, pour le dîner.

briani

Il descendit portant un short  et une chemise froissée, et Michaella dut se retenir de faire un commentaire ; c’était le premier soir qu’elle l’avait à la maison depuis longtemps et elle ne voulait pas de confrontation. Il avait seulement dix-huit ans lorsqu’il était parti et maintenant c’était bel et  bien un homme. Son fils semblait posséder un minimum de bon goût vestimentaire,  cependant elle désespérait d’arriver à quelque résultat avec son mari qui portait éternellement le même bermuda kaki et un vieux t-shirt froissé.  
- Veuillez excuser mon fils pour son accoutrement, dit-elle à Ludivine, c’est  un chercheur ;  il vit dans son monde et ignore les civilités..Permettez-moi de vous  complimenter en revanche sur votre robe, je la trouve très jolie.

Norbert pensa la même chose et admirait la longue robe à fleurs, qui descendait presque jusqu’aux chevilles. Le bustier était soutenu par de petites bretelles qui mettaient en valeur les épaules nues de Ludivine; elle espérait qu’elles seraient moins pâles sous peu.
-Bienvenue à Maurice, dit-il, je vous offre un apéro ?
- ça dépend de ce que vous m’offrez, fit-elle en poursuivant sur un ton enjoué.
-Je crois que maman ne me pardonnerait pas de ne pas recommander notre punch maison.
-Il est clair que je ne vous laisserai pas repartir en France sans l’avoir au moins essayé, dit Michaella
-C’est bon, je bats en retraite, fit Ludivine.    

Ils trinquèrent  donc tous au punch et mangèrent  du boudin frit (choisi pour faire plaisir à Norbert) en amuse-bouche avant de passer à table. Ludivine n’était pas grande fan de boudin ; elle se souvenait avoir mangé du boudin aux pommes chez son grand-père mais cela ne l’avait guère enchantée.  Celui qu’on lui offrait ici était épicé et frit à grande huile, mais à sa surprise, il se laissait bien manger !

-Le boudin, Norbert, tu te souviens? demanda Michaella.
Après une brève pause, il fit simplement: oui.
-Alors raconte!
-D’accord. C’était à l’époque où je faisait ma tournée d’adieu avant de partir pour la France. En passant, il est impossible de faire quoique ce soit ici sans faire la tournée de toute sa famille pour se faire engraisser; “assassiner à force de mangeailles”.
-Çà c’est de  l’Avare de Molière, je crois.
- Exact. Vous avez vu la version de Louis de Funès, çà me fait toujours rigoler. Donc, je  m’était attardé en peu trop chez Alex, mon prof de français qui justement nous enseignait la litérature française. Il est devenu un ami à la fin de mes études au collège. J’étais en retard pour mon le dîner et il y avait du boudin au menu. Il avait cette manière particulière de faire des petites phrases drôles que je ne saurai expliquer. Enfin, bref, il se paya ma tête en créole: “to boudin, Norbert, to boudin pou frais! To bizin rent lacaze vite. ”[ Ton boudin, Nobert, ton boudin va refroidir! rentre vite à la maison!]

achar 2

Ludivine écoutait attentivement et buvait chaque mot pendant qu’il parlait. Beaucoup de questions se bousculaient à ses lèvres mais elle les retenaient pour le moment comme un promeneur retient en laisse des chiens trop enthousiastes. A la fin, elle dit seulement:
“Je n’ai pas tout compris, mais j’aime le créole!”
Et Norbert dit: “ Oui, c’est difficile à saisir,mais çà éclate toujours maman! Le créole sera plus facile; il faudra passer un test avant de prendre l’avion!’’  

L’univers de Michaella était plein de ces petites anecdotes centrées bien sûr sur son fils, mais aussi sur toutes ses connaissances. Elle  semblait en avoir accumulé une infinité au  fils des ans et  pouvait y faire appel à volonté sans qu’aucun détail ne fût oublié; Norbert tenait certainement sa mémoire prodigieuse d’elle. Ils avaient fait ensemble le tour des souvenirs de sa mère pendant tout l’après-midi;  Nono et le  cari jako,[1] le thé salé de Gaelle, l’araignée de bidaire et  bien d’autres encore..
 
Norbert se réjouissait du  choix de Ludivine, car le bouillon de poisson de sa mère était un de ses plats préferés. Il  avait bien sûr goûté à la bouillabaisse, qu’il trouvait sublime, mais il ne trouvait jamais la force de renier le bouillon de poisson ! Traditionnellement, il se faisait avec la tête du poisson (les gens d’autrefois ne jetaient rien).  Il fallait patiemment décortiquer méticuleusement le morceau pour en extraire des parcelles de chair juteuse..Cependant, la clé de ce repas, et en somme de tous les repas mauriciens, cher lecteur, étaient les accompagnements. Il y avait sur la table une profusion de sauces et de confits qu’il reconnaissait bien.

L’initiation de l’invitée française à la cuisine mauricienne se poursuivait : Norbert présenta les « achards » et « koutchia » à Ludivine ; il avait du  fruit  cythère, du  jak, de la mangue, du  carambole, et du bilimbi. Tous ces fruits acides apportaient un contre-point à  la saveur  du poisson. Norbert recommanda cependant en priorité le chutney de coco, qui était fait avec de la chair de noix de coco pilée, de la menthe, du tamarin et du piment. Cette pâte verte présenta une explosion de saveurs sur la langue de Ludivine qui goûta tour à tour l’acidité du tamarin, la fraîcheur de la menthe,  la chaleur du  piment et la moelleux de la chair de coco..

kutcha-mangues

Ludivine acceptait de bonne grâce ce cours impromptu, car elle aimait la cuisine. Michaella poursuivait déjà et expliquait le secret d’un bon chutney:
“ …C’est dans la manière de hâcher et d’écraser les ingrédients. Il faut, coûte que coûte, utiliser une ‘roche cari’. Ah je vois que vous ne savez pas ce que c’est.”
Et elle se leva pour aller  chercher un mortier et un pilon en pierre. Ludivine haussa les sourcils en regardant Norbert, lequel répondit: “çà, c’est maman”  
Michaella reparut muni de l’équipement promis.
-Tu as raté ta vocation, tu aurais pu être prof tu sais.
-Eh bien oui, figures toi, regardes où tu en es aujourd’hui, j’ai bien fait non?
Et Michaella continua:
“Donc çà c’est le pilon,  la roche est trop lourde pour vous la montrer, bien sur.  Un robot-chef ne libère pas les saveurs comme la roche cari.”
- C’est une question de surface active je pense, Ludivine. Le robot-chef rend les morceaux trop petits, ils libèrent trop vite leur goût. Mais la roche cari présente la texture et surface optimale pour l’adsorption des molécules sur nos récepteurs gustatifs!
-Mon Dieu, mais tu te moques! Je vais te remettre dans l’avion! dit Michaella. Et cesse de faire ton petit sourire mesquin!

   Le repas se poursuivit et  Norbert parut rêveur comme il se  réconciliait avec les saveurs oubliées de son enfance. Il ne prêtait qu’une vague attention à la conversation en cours. Il remercia sa mère :
-Je ne me souviens plus de la dernière fois où j’ai mangé un bon bouillon de poisson !  çà me rappelle les jours où j’étais ici.
- J’espérais bien que ça te fasse plaisir, répondit sa mère. C’est  vrai, je ne t’ai pas fait la cuisine depuis des lustres.

chou_achar

Et la soirée continua dans la bonne humeur, mêlée de souvenirs et d’échanges de points de vue sur la cuisine, la France, l’île Maurice et une foule de sujets hétéroclites comme seuls les méandres d’une conversion savent en engendrer. Ludivine avait les entrailles réchauffées par une douce chaleur qui provenait de ces épices nouvelles qu’elle venait de découvrir et par le punch qui faisait son effet. Le rose aux joues, elle était portée par une  euphorie légère qui provenait aussi du chaleureux accueil de son hôtesse et de son fils. Il lui était toujours si  agréable de faire de nouvelles connaissances, de découvrir les points commun et les différences qu’engendre la vie.

Elle regagna sa chambre  cette nuit-là, légèrement excitée d’avoir appris que Norbert était de Limoges aussi. Et dire qu’ils avaient dû parcourir des dizaines de milliers de kilomètres pour se rencontrer ! Le hasard décidément, ne cessait de surprendre.  Elle se réveilla tard dans la nuit toute habillée et  se rendit compte qu’elle était tombée de sommeil sans avoir fini de lire la page commencée dans Paul et Virginie...  


[1] nom donné au macaques

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