Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Longitude 57 Est
21 avril 2015

Au pied du corps de Garde, Chapitre 2

Morne Brabant

« Chomboli, chomboli,
Chomboli na pas kité.
Chombolila, chombolila ;
Chombolila na pas largé »
Chanson scoute pour  feu de camp, Août 1990

L’avion virait alors au large d’un mont remarquable, dressé comme une forteresse, une sentinelle dont les pieds trempaient dans l’Océan Indien. Ludivine lui trouva un coté imposant et majestueux. Elle voyait défiler pour la première fois toute la côte Sud de l’île ;  Baie du Cap, les falaises de Gris Gris, Souillac…Cette partie de l’île lui était vaguement familière, car avant de partir, elle en avait  étudié la carte et souligné du  doigt son pourtour en murmurant les noms de certains lieux, au hasard ; Pomponette, Rivière des Anguilles, Le Souffleur. Elle avait prononcé ces noms un peu à la façon dont on répète les noms de ses beaux-parents à la veille de la première rencontre.  


 Assis un peu plus loin, Norbert, qui avait remis ses écouteurs, savait que cette côte était  sauvage et moins connue.  Elle n’avait pas de plages blondes comme le reste de l’île. Elle faisait constamment face aux alizées qui soulevaient la mer,  laquelle  déferlait sans relâche contre la côte rocheuse. Elle était propice à l’introspection, et avait inspiré les poètes d’autrefois. Il savait aussi que la montagne qui avait d’abord frappé Ludivine était le Morne Brabant.
Le Morne : un lieu symbolique, théâtre de tragédie, lorsqu’en 1835 des esclaves évadés  avaient préféré se jeter dans le vide plutôt que de se rendre aux  soldats anglais. Or, ces derniers n’étaient pas venus pour les capturer, mais pour leur annoncer la fin de l’esclavage. Autrefois, il lui semblait que  c’était à l’autre bout du monde.  Le Morne occupait pour lui un point remarquable;  l’intersection du massif de la Rivière Noire (chargée d’histoire) et de la côte sud (chargée de poésie). C’était donc un pôle d’énergie, un lieu qui fait forte impression.


Il avait ses propres souvenirs;   Il revoyait la masse sombre du Morne profilée contre le ciel austral où la voie lactée semblait à portée de main et les constellations (dont la Croix du Sud) se détachaient du  ciel  comme des pierreries sur un tapis de velours.  Il faisait alors un exercice d’orientation nocturne avec les scoutes. Il n’avait pas beaucoup prêté attention à la carte car il gardait le nez dans les étoiles. C’était une nuit claire et  loin de la lumière gênante des villes,  les étoiles pouvaient enfin donner la pleine mesure de leur spectacle. C’était comme plonger dans l’immensité du cosmos et réaliser le miracle de cette terre, ainsi que l’infinie petitesse de l’homme dans ce monde !


Il invoquait sa liste magique d’étoiles et les retrouvaient dans leur constellation:
- Rigel, Altair, Aldébaran. Et  Antarès, la géante rouge au cœur du scorpion.
- Regarde vers Antarès,  pour voir le centre de notre galaxie, disait  son père.   

scorpion et morne

 


Fait marquant, le scorpion céleste fût suivi par l’apparition d’un vrai scorpion. Pas une de ces petites bestioles que l’on trouve lorsqu’on enlève l’écorce des filaos mais un spécimen  grand comme la paume de la main ! Il était couleur sable et agitait ses pinces. Au bout de sa queue, son aiguillon redoutable était  prêt à frapper en un éclair. C’était son premier scorpion. Il avait averti les autres et  tous vinrent pour voir le monstre, qui malheureusement finît anéanti sous la botte d’Hervé, un des chefs de la troupe, qui voulait que rien ne vienne perturber les préparations de départ, pas même un scorpion géant!
De son coté, Ludivine contemplait maintenant à travers le hublot l’immensité de l’océan indien.  Elle songeait non sans nostalgie à  l’époque révolue de la marine à voile, ce temps où le monde était encore à découvrir.


 Elle aurait voulu pouvoir parcourir l’ancienne route des Indes le long de  la côte ouest africaine, et passer le redoutable cap de Bonne Espérance. Elle évoquait les noms des explorateurs d’antan pêle-mêle dans sa tête: Vasco de Gama, Mascareignas, Lapérouse…
- La route des Indes, c’est  les épices, la soie et le mystère…
Elle allait vers un paradis lointain, pour se ressourcer, se retrouver.  Dans sa valise, elle emportait  romans et  livres ayant l’île Maurice pour thème. En face d’elle sur le panneau escamotable, une copie de Paul  et Virginie. Elle sourit en pensant que pendant longtemps elle avait cru  que Rousseau était l’auteur de ce roman. Elle aimait quand même ce monsieur Rousseau, qui il y a très longtemps  trouvait déjà que la civilisation apportait une forme de corruption à l’âme humaine.


Son emploi de caissière à la poste n’était pas très pénible, mais elle trouvait la vie urbaine trop stressante. Sûrement, l’homme dans son état naturel vivait à un rythme plus clément, sujet aux saisons et au bon vouloir de la Nature et non aux demandes irraisonnables de notre société matérialiste. Pendant trois semaines, elle voulait renouer avec elle-même et la nature. Elle voulait être comme Virginie dans la vallée de Crêve-Cœur et ressentir la beauté parfaite des premiers rayons de l’aube recouvrant le Pieter Both d’or..


Malgré son faible  pour la peinture idyllique et paradisiaque de l’île par Bernardin de St Pierre,  elle n’ignorait pas que l’Isle de France était aussi terre de souffrance et avait dépendu  de l’esclavage pour son développement. Et quand l’esclavage fût aboli, il revint sous  un autre nom, parce que la convoitise et la cruauté des hommes,  elle, est  immuable.  
Elle l’avait lu dans un article du  magazine de bord et en avait aussi discuté avec une jeune femme dans l’avion.
- Mes ancêtres sont  venus de  l’Inde pour abattre les forêts, enlever les pierres des champs, labourer la terre, planter  et récolter la canne à sucre, lui  dit-elle. Ils  travaillaient sous le menace du fouet et ils étaient mal payés.
Il y a encore beaucoup de canne à sucre, heureusement il y a des machines agricoles! avait dit Ludivine
-Oui, çà se modernise, mais  il y  a encore beaucoup de gens qui travaillent dans les champs de cannes et la tâche est très dure. Mais aujourd’hui  le sucre n’est  plus l’avenir du pays.


Ludivine avait vu maints documentaires sur le nouvel esclavage pratiqué par les patrons  dans les ateliers de textiles. Il s’agissait toujours de la même recette inéquitable qui générait un pactole pour les patrons alors que les employés se tuaient à la tâche. En tant qu’auditrice fidèle de Daniel Mermet sur France Inter, elle était non-seulement sympathique à leur cause mais croyait fermement que la globalisation était aussi une opportunité pour les masses prolétaires du monde ; c’était l’occasion de se serrer les coudes pour désarçonner le patronnât : problème global, solution globale !
Elle se sentait quelque part traquée dans sa vie, opprimée par un manque de choix, même si en apparence, il y avait abondance de choix. Elle sentait que plus le temps passait plus sa volonté faiblissait et s’effritait face aux épreuves de la vie. Elle ne se sentait pas résolue telle Antigone, prête à la mort. Elle n’était pas non-plus, une amazone comme son amie Martine, qu’elle traitait affectueusement de “petite teigneuse” car elle avait des opinions fortes sur à peu près tout et ne reculait jamais devant une confrontation ou une injustice.


Ludivine était coincée au milieu; pas entièrement mollassonne mais pas très combative non-plus.  Elle craignait avant tout la lente mort du train train quotidien, l’usure patiente et inexorable du temps, qui poussait un être au bord du précipice, petit à petit. Elle entreprenait ce voyage pour sortir de l’étau et se renouveler. Elle s’était dit avant de partir:
-Un peu de séga,  de  la cuisine exotique, c’est tout ce qu’il me faudra…
Et maintenant, tracassée par l’idée d’avoir fait le mauvais choix, elle se demandait :
- Faut-il grimper au  sommet de cette montagne pour contempler l’Océan Indien et espérer que le vent apporte une réponse, une guérison?   
Mais elle fût ramenée au présent par les plaintes et  claquements de divers mécanismes invisibles qui signalaient la sortie des trains d’atterrissage. L’avion vira sec pour s’aligner avec la piste d’atterrissage et faire face au vent. Il perdait de l’altitude régulièrement et cela lui faisait mal au cœur car elle voyageait mal en avion ; elle n’avait par ailleurs pas été épargnée par les turbulences au cours du voyage. Mais tout cela en valait la peine.  
-J’arrive, mon île, j’arrive, pensa-t-elle.

Publicité
Publicité
Commentaires
N
Quand j’étais plus jeune, j’étais scoute. Nous étions le 11th Upper Plaines Wilhems. Nous allions camper souvent au bord de mer pour apprendre à vivre en communauté et nous débrouiller: pour faire les choses sans l’aide de nos parents.
Longitude 57 Est
Publicité
Archives
Publicité